14
D’Agosta poussa la porte de l’Omeletteria et trouva Hayward installée dans leur box habituel Elle avait passé une nuit blanche au bureau et ils ne s’étaient pas vus depuis vingt-quatre heures. Il s’arrêta afin de l’observer. Ses cheveux, d’un noir bleuté dans le soleil du matin, brillaient sur sa peau laiteuse. Elle prenait des notes sur un ordinateur portable en se mordillant la lèvre inférieure d’un air appliqué, le front barré d’un pli. D’Agosta fut prit d’une bouffée de tendresse presque douloureuse.
Il ne savait pas comment lui dire.
Elle leva brusquement les yeux, comme si elle avait senti son regard posé sur elle, et son visage s’éclaira.
— Vinnie ! Tu m’en veux de ne pas avoir fait honneur à tes lasagnes napoletana ?
Il l’embrassa et s’installa en face d’elle.
— Ne t’inquiète pas pour ça, il y a des choses plus importantes que les lasagnes dans la vie. Mais je trouve que tu travailles trop.
— C’est le métier qui veut ça.
Une serveuse filiforme déposa une omelette devant la jeune femme et remplit sa tasse de café.
— Vous pouvez laisser la cafetière ? lui demanda Hayward.
La serveuse acquiesça et se tourna vers lui.
— Un menu, chéri ?
— Pas besoin. Donnez-moi deux œufs au plat bien cuits avec des toasts.
— Je ne t’ai pas attendu pour commander, reprit Hayward entre deux gorgées de café. J’espère que ça ne te gêne pas, mais je dois retourner au bureau et...
— Tu retournes au bureau ?
Hayward fronça les sourcils et opina.
— Je me reposerai ce soir.
— On te met la pression ?
— Pas plus que d’habitude. Non, c’est mon enquête qui piétine.
Mal à l’aise, D’Agosta la regardait manger en repensant aux paroles de Pendergast : A moins d’arrêter Diogène très vite, tous les êtres qui me sont proches sont en danger de mort. Arrangez-vous pour faire parler Laura Hayward. Il fit le tour de la salle des yeux, à l’affût d’un inconnu au regard bleu et brun, tout en sachant que s’il les épiait, Diogène aurait pris soin de porter des verres de contact.
— Justement, parle-moi de ton enquête, suggéra-t-il d’une voix qu’il voulait naturelle.
Elle avala un morceau d’omelette et s’essuya la bouche.
— J’ai reçu les résultats de l’autopsie. Rien de sensationnel. Duchamp est mort des suites des blessures internes dues à sa chute. On note plusieurs fractures au niveau des os du pharynx, mais il n’est pas mort par pendaison. La moelle épinière n’avait pas été sectionnée par la corde et il respirait encore quand il est tombé. Mais c’est là qu’interviennent des faits incongrus. Le meurtrier a volontairement entamé la corde à l’aide d’une lame tranchante.
D’Agosta fut parcouru d’un frisson. Mon arrière-grand-oncle Maurice a connu exactement le même sort...
— Duchamp a été agressé dans son appartement avant d’être ligoté. Il souffrait d’une contusion à la tempe gauche, mais le crâne était trop écrasé pour que l’on garantisse que le sang retrouvé dans l’appartement provenait de cette blessure. Attends la suite : figure-toi que quelqu’un, probablement le meurtrier, a pris le temps de soigner la plaie de Duchamp et de lui mettre un bandage. .
— Je vois.
D’Agosta ne voyait que trop bien, mais il ne pouvait rien dire.
— Ensuite, le meurtrier a poussé un grand bureau sous la fenêtre et il a convaincu Duchamp de grimper dessus et de se jeter par la fenêtre.
— Il ne l’a pas poussé ?
Hayward fit non de la tête.
— Duchamp avait les mains liées dans le dos et une corde autour du cou.
— Quelqu’un a vu le meurtrier ? s’enquit D’Agosta.
— Personne dans l’immeuble ne se souvient de rien. La seule chose dont on dispose est la vidéo de la caméra située dans le sous-sol de l’immeuble. On voit juste un type en imperméable, de dos. Grand, mince, cheveux clairs. On a demandé aux services techniques de travailler sur la bande, mais je n’ai pas grand espoir de ce côté-là. Il savait qu’il était filmé et il a pris ses précautions.
Hayward vida sa tasse de café et s’en servit une autre avant de poursuivre son récit.
— On a fouillé les papiers et l’atelier de la victime, à la recherche d’un mobile possible. Rien. On a ensuite relevé les noms sur son carnet d’adresses et on a appelé ses proches. Tous ceux qu’on a pu joindre avaient l’air stupéfaits qu’on l’ait tué. À croire que ce Duchamp était un saint. Ah, j’oubliais une coïncidence curieuse : Duchamp connaissait l’inspecteur Pendergast.
D’Agosta se sentit rougir, honteux de jouer la comédie à Laura.
— Ils étaient apparemment amis. On a retrouvé l’adresse de Pendergast au Dakota dans son carnet d’adresses. À en croire son agenda, ils ont même déjeuné ensemble à trois reprises l’an dernier, toujours un 21. Si Pendergast n’était pas mort, je serais curieuse d’avoir son opinion sur cette affaire. Au point où j’en suis, je crois que j’accepterais son aide, c’est dire.
Elle s’arrêta soudain en voyant l’expression crispée de D’Agosta.
— Oh Vinnie, dit-elle en lui prenant la main. Je suis désolée, je ne voulais pas te faire de peine.
D’Agosta était plus mal que jamais.
— Et si c’était le crime dont Pendergast me parlait dans sa lettre ?
Hayward retira lentement sa main.
— Pardon ?
— Eh bien... Bégaya D’Agosta. Diogène haïssait son frère, il a pu décider de se venger en assassinant ses amis.
Hayward l’observait attentivement, les yeux plissés.
— J’ai appris qu’un autre ami de Pendergast, un universitaire, avait récemment été tué à La Nouvelle-Orléans.
— Mais enfin, Vinnie, ça n’a aucun sens. Pourquoi son frère tuerait-il ses amis maintenant qu’il est mort ?
— Va savoir ce qui peut se passer dans la tête d’un cinglé. Mais si c’était mon enquête, je trouverais la coïncidence plutôt troublante.
— Qui t’a parlé de ce crime à La Nouvelle-Orléans ?
D’Agosta détourna le regard et joua machinalement avec sa serviette.
— Je ne me souviens plus. Il me semble que c’est Constance, son assistante.
— Je reconnais volontiers que cette affaire est étrange, soupira Hayward. Ton hypothèse est un peu tirée par les cheveux, mais tu peux compter sur moi pour ne négliger aucune piste.
La serveuse arrivait avec le petit déjeuner de D’Agosta. Gêné, il donna un coup de couteau dans son œuf et fit gicler une longue traînée de jaune dans son assiette. Agacé, il se retourna.
— S’il vous plaît ! dit-il à l’adresse de la serveuse qui retraversa la salle d’un pas traînant.
D’Agosta lui tendit son assiette.
— J’avais demandé des œufs bien cuits, pas des œufs à moitié crus.
— Pas de problème, chéri. Inutile de t’énerver, répliqua la femme en s’éloignant avec l’assiette.
— Ouh là ! Tu ne crois pas que tu as été un peu dur avec elle ? s’étonna Hayward à voix basse.
— J’ai horreur des œufs coulants, répondit D’Agosta, les yeux plongés dans son café. Ça me dégoûte.
Un court silence s’installa.
— Qu’est-ce qui ne va pas, Vinnie ? s’inquiéta-t-elle
— Ce Diogène me rend cinglé,
— Ne prends pas mal ce que je vais te dire, mais il est grand temps que tu laisses tomber cette histoire. Ce n’est pas comme ça que tu ressusciteras Pendergast. Franchement, je ne te reconnais pas. À ta place, je me replongerais dans le boulot, c’est encore le meilleur remède contre le blues. Sans compter que singleton risque de finir par s’énerver.
Je sais bien que tu as raison, retentit une voix dans la tête de D’Agosta. Ne rien pouvoir dire à Hayward le rendait déjà malade, mais c’était pire encore de devoir lui soutirer des informations sans lui avouer que Pendergast était vivant.
Il grimaça tant bien que mal un sourire penaud.
— Je suis désolé, Laura. Tu as raison, il est grand temps que je me remette au boulot. Et moi qui me comporte comme un ours mal léché alors que tu as passé une nuit blanche. Je suppose que c’est à cause de ton enquête que tu n’es pas rentrée ?
Elle l’observa quelques instants d’un œil inquisiteur, porta une bouchée d’omelette à sa bouche et repoussa son assiette.
— Je n’ai jamais vu un crime exécuté avec autant de minutie. Non seulement le meurtrier a laissé très peu d’indices derrière lui, mais ceux dont nous disposons sont pour le moins curieux. A part les morceaux de corde, nous n’avons trouvé que quelques fibres textiles.
— Trois indices, c’est mieux que rien.
— Trois indices, exactement : les fibres, les cordes et ces nœuds bizarres. Sauf qu’on a fait chou blanc jusqu’à présent. C’est pour ça que je suis restée au bureau toute la nuit. Ça, plus la paperasse habituelle. Les fibres proviennent d’une laine très rare que les types du labo ne connaissaient pas. On n’a rien trouvé dans nos banques de données, ni dans celles du FBI. On a mis un expert en textiles sur l’affaire. Même chose avec les cordes. On sait seulement qu’elles n’ont été fabriquées ni en Amérique, ni en Europe, ni en Australie, ni au Moyen-Orient.
— Et les nœuds ?
— C’est encore plus étrange. Notre spécialiste n’en revenait pas. Il était fasciné, et on l’avait pourtant tiré du lit à 3 heures du matin. À première vue, on pourrait croire qu’il s’agit de nœuds faits au hasard par un fétichiste ou un cinglé du même tonneau. Eh bien, pas du tout ! Ce sont au contraire des nœuds extrêmement élaborés. Notre spécialiste n’en croyait pas ses yeux, il n’en avait jamais vu de pareils. Il a voulu nous le prouver par a + b en se lançant dans de grandes théories mathématiques auxquelles je n’ai rien compris.
— Je serais curieux de voir une photo de ces nœuds, si c’était possible.
Elle lui lança un nouveau regard surpris,
— Ça doit être mon passé de boy-scout qui refait surface, plaisanta-t-il
Elle hocha lentement la tête.
— À l’école de police, il y avait un prof qui s’appelait Riderman. Tu te souviens de lui ?
— Non.
— Il avait une véritable passion pour les nœuds. Il disait toujours que les nœuds sont la manifestation en trois dimensions de ta quatrième dimension. Si ça a une quelconque signification. Mais je suis sûre d’une chose, ajouta-t-elle après avoir avalé une gorgée de café, ces nœuds sont la clé de l’affaire.
D’un air triomphal, la serveuse s’approcha et posa devant D’Agosta des œufs au plat à moitié carbonisés.
Hayward ne put réprimer un sourire.
— Bon appétit, dit-elle en pouffant.
Une vibration dans la poche de son manteau empêcha D’Agosta de répondre. Étonné, il mit quelques instants avant de se souvenir que Pendergast lui avait confié un portable. Il le tira précipitamment de sa poche.
— Tu t’es acheté un nouveau téléphone ? demanda Hayward.
D’Agosta, désemparé, décida brusquement qu’il ne pouvait continuer à lui mentir.
— Désolé, dit-il en se levant. Il faut que j’y aille. Je t’expliquerai plus tard.
Hayward, stupéfaite, fit mine de se lever à son tour.
— Mais enfin, Vinnie...
— Ça t’ennuie de régler ? lui demanda-t-il en l’embrassant. À charge de revanche.
— Mais...
— À ce soir, mon amour. Bonne chance avec ton enquête.
Il lui serra les épaules d’un geste affectueux en affrontant brièvement son regard interrogateur, puis il tourna les talons et traversa le restaurant à grandes enjambées.
Dans la rue, il relut le message affiché sur l’écran du portable :
RV au coin de York et de la 77e. TOUT DE SUITE.